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Inside & Somewhere Else

Blog artistique

Louba-Christina Michel

From Inside...journaux de création

Louba-Christina Michel

nelson mederik

Réflexions sur la beauté   

Le regard de mon père 

 

Mon endroit préféré 

Il existe dans le monde, mon endroit préféré. Un espace immense, presque infini si on le fait à pieds – c’est cette descente sur la 132 à Cap d’espoir – juste après être passée devant le Marché Nicolas. 

Sur le bord de la route, côté mer, on retrouve quelques maisons colorées et derrière ces maisons, se tient l’île Bonaventure, étendue là et devant nous, les montagnes de Percé présentées comme d’immenses femmes aux bras ouverts. 

Il y a aussi la mer, son horizon et le ciel – surtout le ciel lilas de certaines soirées estivales. 

Chaque fois que je passe par là, mon cœur s’excite, mon sang court dans mon corps et je ne peux plus taire mes « c’est beau, c’est tellement beau, c’est fou ». Imaginez quand se déploie un grand ballet de fous de Bassan près de la grève. 

 

J’ai peut-être quitté les lieux, mais je sais que l’endroit ne s’effacera pas de sitôt ; il continue d’habiter mon imaginaire et mon cœur. 

 

En continuant notre route, nous roulons devant l’ancienne église anglicane, transformée depuis peu en micro-distillerie par une horde de merveilleuses personnes. Chaque fois que je passe devant, je les salue à haute voix, même si je ne vois personne. C’est ainsi qu’on fonctionne, par chez nous ! Puis, je croise cette vieille maison. L’ancienne maison d’Alcide, avec son champ extraordinaire et tous les souvenirs que l’on s’est bâtis au fil des mois, avec nos grandes peines, nos joies, nos angoisses, nos colères, nos expériences et nos folies, mais surtout ces espaces de rêves, les feux de camp et les étoiles filantes à la pelletée pour faire le plus de vœux possibles, et les pannes de courant l’hiver, dans les journées de tempêtes marines. 


À quelques mètres de là, la Vieille Usine de l’Anse-à-Beaufils et toute une vie à se tracer des amitiés, à tisser des liens et à entrer tête première dans la culture. 

On passe devant la maison-galerie d’art de Denis Loiselle. Maison-âme, où j’ai dansé, peint, inventé, philosophé et ri pour me remplir le cœur de souvenirs. 

Le voyage ne s’arrête pas là, je revois mes différents chez moi, mes lignes de vie, les courbes, les retranchements, les rencontres, les milliers de promenades en solitaire ou accompagnée, les bords de plage jamais pareils, le soleil, la lune, les parfums de varech, les rituels, les drames et les inspirations. 

 

*

 

Dès l’enfance, j’affute mon œil sur le beau, le texturé, le sensible, le différent. Premier souvenir raconté : à peine quelques mois, accompagnée par Benji, cette exceptionnelle chienne, je grimpe la montagne derrière la maison, avec ma gourmandise de fillette, pour m’asseoir dans le carré de fraisiers et déguster les petits fruits rouges cueillis avec le bout de mes doigts potelés. Mes yeux ferment quand je suis contente. Je vis ma vie avec tout ce qu’il y a de beau, de bon, de savoureux, de drôle et de surprenant. La nature n’a encore rien de tragique, elle goûte bon, elle sent bon, elle est belle et Benji, en véritable gardienne, veille sur moi. 

Je vis entre les arbres, je lèche les roches pour leur goût de terre et je n’aime rien autant que l’odeur de humus. Ce parfum me réconforte, comme si j’y trouvais l’essence de la vie. Je vis dans les feuilles d’automne et les arbres sont mes maisons, mes amis, mes amoureux. Déjà, dans leur écorce, je cherche le visage de l’amour doux, pur, jumeau. Je veux être lue sans dire, être regardée, être admirée pour mon besoin de vivre autrement. 

Je ne savais pas encore à ce moment-là – faute de recul – traversée d’émotions – germe de femme artiste – à l’ombre de la violence – que toute ma vie, je chercherais à l’extérieur de moi ce regard posé et que la nature serait ma gardienne, mon nid, ces bras pour me consoler. Je ne savais pas que ce regard sur moi, il allait falloir le construire de l’intérieur au fil des ans. 10 ans, 20 ans, 32 ans. 

Il existe dans le monde, mon endroit préféré. Chaque fois que je le croise, le temps s’enfuit et s’ouvre en même temps sur l’infini. 

 

*

 

La beauté du paysage agit comme l’amour. En fait, voilà de l’amour à son tout premier état – l’amour dans le regard posé sur le merveilleux – comme lorsque des yeux se lisent, comme lorsqu’un champ s’ouvre par les fleurs, comme dans le geste de vivre de petits comme de grands événements avec le cœur comme témoin. 

Avec mon père au volant, côté vitre et cigarette à la main, puis ma mère sur le siège du passager : ma mère et moi extasiées devant la beauté renouvelée du lieu. Et mon père de répondre : « Arrêtez-vous, c’est ben juste des nuages ». 

Longtemps, j’ai pris pari de lui expliquer le beau

par nécessité égocentrique d’être comprise

reconnue. 

 

*

 

Mon père est un homme solitaire, de peu de mots, à tendance colérique et contemplative. 

Qu’observe-t-il par la fenêtre, toutes ces heures durant ? 

S’il est tombé amoureux d’une femme artiste, c’est peut-être l’enseignante qu’il a toujours voulu percevoir chez ma mère, sa stabilité. 

Il aura fallu attendre ce jour de tempête en 2009 (quelque part dans ces eaux-là), pour que les choses changent. 

 

Période des fêtes, j’avais quitté Sherbrooke (j’y habitais pour les études) pour les vacances. J’occupais l’atelier de ma mère, je peignais un tableau : deux maisons amoureuses dans la tempête, en rouge, bleu, blanc et noir. Un immense tableau (comparativement à ce que j’avais l’habitude de faire). 

Si toute ma vie, jusque-là, j’avais espéré ce regard de mon père sur moi, je n’avais jamais pensé que ce moment allait changer bien des choses. 

Alors que je peignais dans l’atelier, mon père est descendu au sous-sol pour rajouter du bois dans le poêle. Souvent, en passant, il me salue, souvent il remonte en haut sans un mot. 

Cette fois-là, il a ouvert la porte vitrée de l’atelier et il s’est dirigé vers moi pour me regarder peindre. Il m’a dit « c’est beau ce que tu fais ».


C’est, à ma connaissance, la première fois qu’il portait une réelle attention à ce qui a de l’importance pour moi, le vrai visage de mon univers intérieur. Il me regardait pour moi, sans m’habiller de visages et de peaux qu’il m’inventait. Il ne voyait, avant cela, qu’une projection de ses propres histoires. J’avais tant cherché à lui montrer qui j’étais. 

Il est ressorti de l’atelier. Quelque chose venait de changer, chez lui, comme chez moi. 

Peu de temps après, il a offert à ma mère de poser sur les murs de la maison ses tableaux qui, jusque-là, gisaient dans l’atelier les uns contre les autres, des dizaines et des dizaines de tableaux cachés, en attente de quelque chose, comme d’être partagés. À elle, par contre, il ne faisait aucun commentaire sur les tableaux. Mais à l’extérieur, il parlait d’eux et de la peinture de sa femme comme quelque chose qui se valait. 

Que s’était-il passé en lui quand il m’avait vu peindre ? Qu’avait-il compris ? À quoi comparait-il la beauté de nos travaux ? 

Je présume que face à nous, s’il ne disait rien, c’était par peur de paraître ridicule, s’il ne savait pas parler, commenter, s’exprimer sur ce qu’il voyait. S’il ne comprenait pas l’art. S’il paraissait ne rien comprendre face à nous, qui avions étudié le domaine, face à nous qui consommions l’art, qui fabriquions l’art. 

Peut-être n’avait-il jamais entendu notre discours, selon lequel il y a art pour art et il y a art pour théorie. 

Peut-être.

Mais qu’est-ce que cela lui disait de plus ? 

Art pour art. 

Art pour théorie. 

 

Pour maman et moi, l’art c’est pour tout le monde. Tout le monde peut créer l’art, tout le monde peut apprécier l’art. Oui, ensuite vient le talent ? Les codes ? Les connaissances ? L’intuition ?  

Mais tout le monde est capable de ressentir, enfin, selon elle, selon lui, selon toi, selon moi, selon « je », dans le creux du ventre, selon ce lieu sans mot, ce lieu d’autres langages. 

Tu peux tomber amoureux, tu peux regarder l’art. 

Tu peux haïr, tu peux regarder l’art. 

Tu peux ressentir des nausées, tu peux regarder l’art. 

Tu peux ressentir le désir, tu peux regarder l’art. 

Tu peux être surpris, tu peux regarder l’art. 

Tu peux regarder l’art, recevoir, ou ne pas recevoir l’art. 

 

L’œuvre n’est-il pas, après l’interprétation de la vision de son auteur à une époque donnée, l’objet-miroir de celui ou de celle qui est face à l’œuvre ? 

 

*

 

Visite de l’exposition Miro à Majorque. Un esprit libre présentée au Musée national des beaux-arts du Québec à Québec du 30 mai au 8 septembre 2019

 

Le 31 août dernier, j’ai quitté Montréal à l’aube pour me rendre à Québec où mes parents étaient de passage pour quelques jours. J’allais passer la journée avec eux. Notre point de rencontre : le Musée national des beaux-arts du Québec pour voir l’exposition consacrée à Joan Miro, Miro à Majorque. Un esprit libre. Depuis petite, je sais que Miro est l’un des artistes préférés de maman. 

J’arrive à l’heure devant l’ancienne façade du musée. J’ai un livre avec moi, un muffin, la fraîcheur de l’air et le soleil qui s’écrase sans chaleur sur moi. Je me sens bien. Il y a longtemps que je n’ai pas vu mes parents, quelques mois. C’est loin, la Gaspésie, quand on habite Montréal et qu’on est occupée par le travail, la création, la vie. J’attends, j’attends, j’ai froid. Je fais le tour des sculptures déposées sur le parterre. Je vois finalement une voiture rouge se frayer une route vers une place de stationnement. De loin, je reconnais d’abord mon père sortant de la voiture, puis ma mère. Ils vieillissent. C’est spécial de les reconnaître, à leur posture, leurs gestes, leurs couleurs, mais ce sont bien eux. Avec leurs odeurs, leur voix, leur rire, leur présence. Nos retrouvailles sont douces, ça me rassure. Je suis déjà curieuse de voir papa devant le musée. Nous sommes un peu en avance pour l’ouverture des lieux, et nous avons du mal avec le parcomètre. 

 

*

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Nous sommes devant le musée, je photographie mes parents avec le nom Miro qui trône à l’entrée du pavillon Pierre Lassonde. Mon père, je le sens à la fois calme et agité, me répète que « la petite », ma nièce, est capable de « faire ça », en parlant des œuvres de Miro. Je sens qu’il tente d’adoucir sa crainte de ne pas savoir comment réagir face aux œuvres que nous nous apprêtons à voir. 

(Je tiens à préciser, qu’avec ce texte, je ne tente pas de rabaisser mon père, c’est plutôt le contraire, je tente plutôt de comprendre quelle ligne me porte vers l’art et quelle ligne l’en éloigne (j’ai tenté déjà plusieurs pistes de pensées, je poursuis, tente de résoudre l’énigme de cet homme avec lequel j’ai vécu). Je sais que mon père sait reconnaître le beau, dans ce qu’il connaît. Et j’en ai justement eu la preuve au cours de cette journée.)

À l’intérieur du musée, on se dirigeait vers la file de la billetterie pour acheter nos billets. 

« C’est trop cher », qu’il disait. 



À tous instant, je me disais qu’il allait reculer, qu’il sortirait nous attendre à l’extérieur, le temps qu’on visite, maman et moi, l’exposition, mais il a payé son billet. On a visité la boutique, j’avais besoin d’un carnet, en cas où des mots monteraient devant les œuvres. 

Puis, est arrivé le moment d’entrer, de tirer ou de pousser les grandes portes vitrées qui nous donneraient accès à Miro. Un grand texte pour raconter le sujet : la vie de Miro, nouvelle phase de sa création, très tardive dans sa vie d’artiste, à Majorque, en Méditerranée.

(Je fragmente pour faire tenir les liens entre eux, pour observer et sentir sous divers angles le moment.)

Il répète : « Alexina (ma nièce, sa petite fille de 3 ans et demi) est capable de faire ça ».

Il tourne au ridicule, se sent inconfortable. « Je ne vais pas lire tous ces textes-là certain ».


On a tiré ou poussé une nouvelle porte pour être enfin en contact avec les œuvres de l’artiste. Moi, dans un musée qui me laisse guider par l’intuition et qui cherche, cherche, cherche la sensation la plus vive, je m’éloigne rapidement de mon père et de ma mère. Reste qu’en arrière plan, dans ma tête, il y a la présence de mon père et la sensibilité de ma mère face aux œuvres de son artiste chéri. 

En quelques secondes, je comprends l’étendue, je comprends l’angle de l’exposition. Dans le titre, s’il est mentionné Un esprit libre, ce n’est pas pour jouer. Premier tableau choc, une œuvre ancienne en façade et derrière, une œuvre plus récente, du moment où il a révolutionné son propre langage artistique pour devenir ce que l’on connaît de lui. Deuxième tableau choc, une œuvre récupérée d’on ne sait qui, dans une brocante quelconque, avec les traces larges du langage de Miro dessus, un paysage transformé par une gestuelle vive et colorée. Je cherche maman de l’œil. Je la vois, le cœur gros et sans mot devant le spectacle étalé sous ses yeux. Son Miro. J’aurais cru d’elle qu’elle se serait exclamée, mais non, ma mère me surprendra toujours ! Mon père aussi, d’ailleurs. 




Je me tourne vers mon père, totalement désemparé en ce lieu. Ça se voit à son agitation. Il ne comprend rien, ne sait pas quoi regarder, ne sait pas comment se tenir, ni agir. Je le regarde. Je lui montre une sculpture où l’on devine un sexe masculin, pour le détendre, le faire rire… Il ne réagit pas. Je lui dis qu’il ne faut pas chercher, il faut juste regarder, c’est comme regarder dehors par la fenêtre. 


Je poursuis la visite sans eux un moment. Je me retrouve devant un ensemble d’œuvres d’inspirations primitives. Je poursuis vers des collages. De sublimes collages. 

Maman et moi, nous nous rattrapons pour nous dire à quel point c’est beau – faute d’autres mots peut-être – fortes de nos émotions vives et abstraites. Je lui demande où est papa, elle me dit, sans grande surprise, qu’il est sorti dehors.


Il aura au moins fait l’effort d’entrer. Je sais que maman est légèrement bousculée par le départ de papa de l’exposition. Elle voulait partager avec lui cet espace-temps avec son peintre préféré, elle voulait faire vivre avec lui cette femme artiste qui l’habite depuis toujours. Elle voulait porter avec lui son véritable visage, ou l’un de ses plus touchants masques. Je sais aussi que si papa est entré dans ce musée et s’il a payé son billet, s’il a franchi les portes de l’exposition, c’est par amour pour maman. S’il y a bien quelque chose dont je suis certaine qu’il est certain, c’est de son amour pour ma mère. 


Nous poursuivons notre visite un temps ensemble. Assise devant un documentaire projeté sur le mur, racontant l’époque où tout à basculé pour Miro, celle où enfin, son rêve s’est réalisé, celui d’avoir son grand atelier, où il pourrait voir, contempler et observer son travail avec recul et intensité. C’est après ça que j’ai perdu de vue ma mère. Où était-elle donc passée ? 

Je l’ai retrouvée quelques tableaux plus loin. Elle était allée voir pour mon père dehors. Pour tenter de le convaincre d’être là pour partager avec elle l’instant. J’ai tenté de lui parler, de la rassurer en lui disant qu’il s’agissait de son choix à lui de ne pas être avec nous, qu’elle ne devait pas gâcher sa visite pour autant. Seulement, c’est triste que papa ne saisisse pas qu’il peut regarder l’art comme il regarde le ciel, le paysage, et les voitures défiler devant ses yeux lorsqu’il contemple le monde de la fenêtre de la maison. Que c’est pareil, seulement, c’est l’interprétation du monde par Miro, son ciel, ses paysages, ses voitures, le monde qui défile devant ses yeux, transformé par ses sensations, ses émotions, sa nécessité à prendre part au monde, à le nommer par son langage propre. Elle me dit « tu aurais dû lui dire ça ».

Mais j’ai lâché prise. Je lâche prise.

Avec lui, je lâche prise sur tant et tant d’angles. De toute façon, s’il en avait une à écouter, ce serait elle et il choisit de n’être pas là. Nous poursuivons notre visite, parfois en se rejoignant devant une œuvre pour partager nos émotions. 


Je la convainc de venir voir Flux de David Altmejd, une installation spectaculaire, intelligente, que je ne manque jamais de revoir, après être passée devant l’une de nos œuvres préférées : Hommage à Rosa Luxembourg de Jean-Paul Riopelle, dont nous devons faire le deuil depuis qu’elle a été placée dans ce couloir, derrière des vitres … 

 

*

 

Dehors, nous retrouvons papa sur un banc, posé, observateur du monde. Les voitures passent sur la rue, les gens courent dans le parc. « Celui-ci est passé trois fois. Celle-là fait son yoga en public. Cet homme n’est pas frileux. J’ai rencontré un couple qui allait voir l’exposition, de mon âge. La femme m’a dit que c’était comme regarder les arbres… ». 

Maman et moi, nous nous asseyons à ses côtés, on regarde le tableau du monde qui bouge avec lui, l’époque, les couleurs, les textures. Le couple en question, ayant terminé leur visite de l’exposition s’avance vers nous.

« C’est elle votre femme, et ça, c’est votre fille ? ».

« Oui, elle habite à Montréal ».

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« Vous auriez dû venir voir l’exposition !

C’était magnifique ! ».

« Haaaaaa non ! ».

Nous marchons vers la voiture, puis nous allons manger. 

 

Je me demande si ce besoin de contempler le monde ne me vient pas de mon père ?